samedi 28 mars 2009

21 eme siècle :La troisième stratification du sport

A-Du 19eme à la fin du 20eme : Les 2 premières stratifications de l'évolution du sport

« Les territoires incertains du sport »
Jean-Pierre Augustin

Le sport et les activités qui lui sont liées ont pris une place grandissante dans le monde occidental et sont devenus un élément majeur de la culture contemporaine.

Ce développement s'est d'abord effectué à partir de pratiques d'origines européennes qui ont permis la constitution de régions sportives fondées sur la réglementation de lieux définissant des espaces stables, standardisés et dépourvus d'incertitude interne. À cette mise en place, qui a assuré le succès des territoires sportifs organisés, succèdent, depuis la fin des années 1960, de nouvelles tendances qui brouillent les situations acquises et laissent apparaître les territoires incertains du sport. Tout d'abord, une logique de marché inscrite dans l'économie monde entraîne des ruptures, puisque les entrepreneurs médiatiques n'hésitent pas à défaire et à délocaliser les organisations stables avec la même rapidité que d'autres éléments du système monde. Ensuite, parce que de nouvelles pratiques individuelles se développent à côté du modèle institutionnel et intéressent les grands espaces de nature: montagne, campagne, bord de mer.

Le surf est, parmi d'autres, un bon exemple d'une pratique liée à la recherche de nouveaux lieux d'exercices autour des vagues porteuses qui deviennent les territoires centraux de territorialités provisoires. Enfin, le sport envahit les espaces publics des villes — sports de rue, vélos, jogging, basket des terrains de jeu — et permet la constitution de réseaux d'amateurs mobiles qui fonctionnent sur les principes de la probation, de l'émulation et de l'auto organisation (Augustin, 1995). Ainsi, les nouvelles logiques économiques et communicationnelles, de même que celles liées à l'individuation, remettent en cause la stabilité des implantations classiques et participent à la dynamique sportive de cette fin de siècle. Dans ce jeu, chaque individu redéfinit son identité en manifestant une conscience élargie d'appartenance et cherche dans des pratiques et des réseaux fluctuants de nouveaux sens à son rapport au monde.

LA MISE EN ORDRE DU MONDE SPORTIF
Les variations géographiques du sport peuvent être résumées à deux étapes qui se sont succédé depuis 150 ans et où des modèles se sont organisés et superposés.
La première se situant avant 1940 est pratiquement limitée aux pays développés et aux sports d'origine européenne, auxquels il faut ajouter certaines pratiques recyclées en Amérique du Nord (Riess, 1989) ou au Japon.
L'élément essentiel est alors la constitution de régions sportives, aux échelles locales et nationales relativement stables. Elle se termine par un partage sportif des territoires où les positions acquises peuvent apparaître comme une géographie de la maturité
(Haumont, 1995). Ainsi, le football en Europe, puis dans les villes d'Amérique du Sud et d'Afrique, le rugby en Grande-Bretagne (Baie, 1982), dans le sud de la France mais aussi en Nouvelle-Zélande, Australie et Afrique du Sud, le baseball et le football américain aux États-Unis, le hockey sur glace au Québec (Augustin et Sorbets, 1996) et au Canada (Kidd, 1996)
organisent autour des clubs des relations avec les sociétés dans un jeu de rivalités, de compétitions et de concurrences où le local garde toute sa force. Bien sûr, la diffusion des sports institutionnalisés n'est pas épuisée, notamment dans les régions où subsistent des jeux traditionnels, mais la dynamique sportive se situe aujourd'hui dans un autre contexte où les logiques économiques et l'organisation des modes de vie perturbent les situations établies.
Dans la première étape, la maîtrise sportive passe par la réglementation des lieux qui définit les dimensions, les distances et la frontière de la pratique. Le passage des jeux anciens aux sports modernes s'est effectué par une standardisation des lieux et des équipements. Parmi les 240 épreuves des Jeux olympiques, 90 % s'accomplissent dans un espace stable, standardisé, dépourvu d'incertitudes internes (il en est ainsi pour l'athlétisme, la natation et l'ensemble des sports collectifs tels le football, hockey, basket, etc.). Les lieux sont un moyen d'identification pour beaucoup de sports. Certains de ces lieux ont acquis une renommée internationale tels les grands stades de football ou de rugby en Europe et en Amérique du Sud, ou ceux de baseball ou de hockey en Amérique du Nord, les grands circuits automobiles ou les sites des tournois de tennis (Flushing Meadow, Wimbledon et Roland Garros). Ces lieux sportifs ne sont pas des lieux clos, limités aux pratiques: ils sont conçus comme des lieux de rituels collectifs qui drainent des flux de plus en plus nombreux de population désirant assister et «participer» aux événements sportifs. Le déplacement et l'accueil du public développent des besoins de transport, de logement et de services qui doivent être organisés par les entrepreneurs privés et publics.
On doit insister sur la mise en ordre que le sport impose par une quadruple régulation des lieux, des temps, des liens et des liants (Parlebas, 1995).
Correspondant à une organisation de l'espace et à un quadrillage du territoire, les lieux sportifs ont permis le passage des jeux aux sports en utilisant, en disciplinant et en réaménageant des espaces quotidiens de la ville ou de la nature, et en proposant des sites programmables et sans surprises. Le calendrier des entraînements et des manifestations rythme de plus en plus les temps sociaux des amateurs. Les compétitions s'organisent selon des rituels réglés minutieusement qui jugulent les débordements en imposant une temporalité sportive utile aux exigences du spectacle. Les liens entre les joueurs sont disciplinés par des règles et des codes favorisant une sociabilité sportive qui participe activement à un processus de contrôle et de pacification. Enfin, les instruments et accessoires sportifs introduisent des liants entre les participants. Les nouveaux uniformes, complétés par des accessoires de plus en plus complexes et relevant souvent de la haute technologie, parachèvent la socialisation des lieux (tenues et chaussures sportives, mais aussi patins à roues alignées et planche à roulettes).
Cette prégnance du sport comme nouvel universel, dans la mesure où les règles sont les mêmes partout, et comme métaphore sociale explique donc la croissance du mouvement sportif et la progression continue des affiliations. Mais aucune analyse ne réduit complètement la réalité et l'existence, aux frontières du système sportif, des clubs de pratiques plus spontanées ou plus marginales ne cesse d'interroger les chercheurs.
S'appuyant sur une multitude de microréseaux dotés de leur propre culture ou contre-culture, ces activités soulignent les limites du sport organisé et l'extrême diversification des affinités; elles laissent largement ouvert le champ de la recherche et de l'action.

L'ÉMERGENCE DES SPORTS LIBRES ET LUDIQUES
Un nouveau modèle se précise depuis la fin des années 1960; il est fondé sur des pratiques plus individuelles et aléatoires qui correspondent à une relative désinstitutionalisation des activités. À côté du modèle sportif pur, dominé par la compétition organisée, et où le professionnalisme s'étend à un nombre de sports de plus en plus grand, le modèle centré sur les sports de loisirs assure sa vitalité à l'écart des structures d'encadrement traditionnel, comme dans le cas du basket de rue ou du vélo sous différentes formes. Alors que les institutions sportives doivent garantir les gestes (la règle du jeu), les lieux (équipements et espaces sportifs normalisés) et organiser les rôles (les amateurs, les champions, les dirigeants), le modèle du loisir ludique fait souvent l'économie des lieux et des rôles et s'immerge dans la société tout entière. La diffusion des pratiques a donc gagné la presque totalité des espaces de la vie quotidienne, en créant des modèles d'appropriation sportive territoriale qui sont plus dépendants de processus sociaux que de strictes références sportives. Les processus sociaux à l'oeuvre dans les sociétés occidentales influencent et transforment l'ensemble des activités et des pratiques sociales. Ils sont particulièrement actifs dans le sport où la prolifération et la multiplication des activités sont visibles partout, que ce soit dans les espaces maritimes et de montagne proches des villes, dans les grands espaces de nature du monde (océans, déserts, massifs montagneux)
dans les villes ou les zones résidentielles et même dans l'espace privé du logement (Haumont et Chevalier, 1992). Ces tendances peuvent se résumer à trois processus majeurs liés à l'individuation (que nous distinguerons de l'individualisation), à l'hybridation et à la forme aventurière des activités (Clément, Defrance et Pociello, 1994).

L'INDIVIDUATION DES PRATIQUES
La montée de l'individu correspond à un mouvement engagé depuis longtemps dans la société occidentale. Si ce mouvement s'accentue à la fin du XXe siècle, c'est que la société holiste qui donnait une cohésion aux collectivités se défait progressivement. Cette société assignait à chacun son statut et son rôle; elle dictait des comportements et des croyances. À sa place, une société d'individuation est en train de s'établir (Lipovesky, 1987). Il s'agit d'une société individualiste mais de masse, démocratique mais hiérarchique. L'individuation devient un principe fondateur, se distinguant de l'individualisme qui est un repli sur soi et manifeste une conscience élargie d'appartenance, qui amène l'individu à chercher dans des groupes et des pratiques diverses un sens à son existence (Ehrenberg, 1991). À côté des sports gérés par les fédérations, la progression du sport de loisir illustre ce processus. Alors que dans le modèle institutionnel, l'adhésion, l'entraînement et la compétition étaient au coeur du système, dans le modèle des sports de loisir, la pratique devient un but en soi et l'individu ne se sent plus autant solidaire des autres amateurs de la même discipline. La cohésion et la conscience du groupe d'appartenance se défont et le sport devient un objet de consommation parmi
d'autres. Avec l'amenuisement de l'aspect groupaire se renforce le rapport de l'individu avec lui-même et s'intensifie la dépendance aux offres sportives issues du secteur économique (marquage publicitaire, médiatisation, ventes de produits et d'appareillages, etc.). Après avoir été adhérent, puis usager, l'amateur devient un simple client des offres sportives diversifiées.

L'HYBRIDATION DES ACTIVITÉS
La multiplication d'activités sportives, correspondant au besoin d'expression et de singularisation des individus, est le deuxième processus en cours. Il s'explique à la fois par une logique de l'offre qui cherche à renouveler les pratiques et à s'adapter aux évolutions, et par une logique de technologisation des activités qui s'appuie sur les inventions incessantes de nouveaux instruments de pratiques. La tendance se manifeste par hybridation autour des sports classiques (basket et terrain de jeu, tennis et squash, ski alpin et planche à neige, etc.) et surtout autour des sports de plein air et des sports de glisse. Les dérivés du surf (body board, body surf, kayak surf, skim, etc.) ou ceux liés aux machines volantes (delta, parapente, parachutisme) sont particulièrement nombreux mais toutes les disciplines et notamment les plus anciennes, comme la bicyclette, sont touchées par le phénomène. Les progrès techniques, la découverte de nouveaux matériaux et la création de brevets sportifs sont immédiatement accaparés par les entreprises spécialisées qui participent à l'invention, à la production d'abord artisanale, puis industrielle d'appareillages.
Ces inventions sont reprises par les médias dans des discours énonciateurs de nouveaux sens. Le surf, par exemple, plus que le fait de nager ou de se baigner, est porteur de sens, car il est un geste discours qui allie performance et esthétisme. Il peut être perçu comme une épure des sports de glisse, puisqu'il se joue dans un mouvement perpétuel où la vague et sa pente ne sont jamais les mêmes. Dans une société où les valeurs se transforment et se recomposent, où l'ordre et le désordre s'entremêlent, la figure symbolique du surfeur oscillant sans cesse entre l'équilibre et la chute apparaît comme une thématique d'une force étonnante. Ainsi se constitue un dispositif scénique où les vagues sont la scène, la mer le décor, la plage à la fois les coulisses et où les tribunes rappellent le théâtre avec la frontalité de la scène et les regards tournés vers l'océan. Ce décor en grandeur naturelle offre des signifiants rejoignant les thèmes classiques de la symbolique humaine, notamment ceux de la vie et du passage, et intégrant de surcroît les attributs du sacré, le mystère, la pureté, voire la peur. Il ne s'agit pas ici de verser dans la célébration, de faire fonctionner le mythe, mais au contraire de donner à voir comment se construit concrètement un espace à la fois social, géographique et symbolique qui pose à terme des questions d'organisation et d'aménagement.
La recherche de sensations inconnues, d'émotions, et leur exploration intéressent une proportion plus forte de la population. Dans le jeu sportif et notamment dans les sports de plein air, l'individu retrouve une attitude face à la vie, à la nature, qui débouche sur des interrogations et parfois sur une quête spirituelle. Mais les relations sont souvent floues et éphémères, il faut les construire et les reconstruire sans cesse, elles s'établissent dans des lieux multiples, souvent inédits qui correspondent à de nouvelles territorialités.

FORMES AVENTURIERES ET NOUVELLES TERRITORIALITES
L'apparition de valeurs plus individuelles, qui transforment le rapport à soi et le rapport aux autres, joue aussi sur le rapport à l'espace et favorise la création de territorialités prolongeant l'espace de résidence bien au-delà du quartier. La faveur des activités de plein air et de pleine nature comme l'attrait pour le courant écologique témoignent de ce mouvement où se recomposent de nouvelles solidarités et se juxtaposent les territoires de l'ici et ceux de l'ailleurs (Bourguet, Moreux et Piolle, 1991).
La tendance en cours conduit à la multiplication et à l'extension de territoires sportifs. On assiste d'une part à une étonnante conquête des espaces naturels maritimes et de montagne du pays, ainsi qu'à l'utilisation des grands espaces de nature du monde et, d'autre part, à une reconquête des espaces urbains et périurbains par le sport. À l'évidence, les mobilités se sont accentuées dans les espaces urbains où des sociabilités informelles se développent, entre villes et banlieues, en marge des institutions et des microcultures où se négocient sans cesse des identités sociales incertaines. Plus généralement, les mobilités hors la ville se sont développées et, sans aucun doute, la proximité spatiale n'est plus le seul ciment des relations et des identités sociales. La recherche de multiples ailleurs est aussi provoquée par le fait que la société urbaine génère une multitude de lieux sans âme, les «non-lieux» où ne sont symbolisées ni identités, ni relations, ni histoire (Auge, 1990); des lieux où l'on se déplace sans contraintes
, mais où la liberté individuelle peut aller jusqu'à l'absurde et à la perte d'identité.
C'est cet ensemble de pratiques territoriales qui se modifie et se complexifie aujourd'hui en mettant en relation des lieux multiples. Le territoire est un espace qui a été produit par des réseaux, des flux, des circuits projetés par des individus ou des groupes. Il a progressivement été investi, occupé, approprié et peut s'analyser à partir de trois points de vue différents: physique, existentiel et organisationnel (Le Berre, 1994). Le premier procède de l'observation et de la matérialité. Le deuxième amène à identifier l'espace en lui attribuant un nom, c'est-à-dire un code d'identification qui crée une relation de dépendance entre le lieu et son inventeur.
Enfin le troisième point de vue analyse les comportements territoriaux des acteurs et mesure leur degré de cohésion. Ces acteurs ne poursuivent pas toujours le même objectif et peuvent même s'organiser en groupes rivaux.
Dans ce contexte, si nous reprenons l'exemple du surf, les territorialités des surfeurs apparaissent à la fois nouvelles et originales. Elles se situent à la périphérie des territorialités sociales stables qui se maintiennent dans certains secteurs urbains ou de celles qui se sont établies en bord de mer à partir notamment de stations balnéaires. Sans cesse à la découverte de nouveaux lieux d'exercice, les amateurs valorisent les vagues porteuses, les spots qui deviennent alors les lieux centraux de territorialités provisoires (Augustin, 1994). Autour des spots établis, une double tendance se précise: d'une part, la recherche de territoires inconnus, de spots secrets où, loin des regards, quelques-uns espèrent vivre une aventure particulière; d'autre part, la nécessité d'aménager des espaces de pratiques s'impose pour des raisons de sécurité et de rentabilité. Face à la sur fréquentation des plages, les institutions sportives et les collectivités locales ont tendance à organiser et à réglementer, voire à taxer les lieux et les accès de la pratique. Les amateurs ont le choix entre les territorialités floues et celles plus fixes des stations, car les logiques d'aménagement où se succèdent stations et zones d'équilibre naturel permettent, encore pour un temps, de concilier les deux.
Quoi qu'il en soit, les pratiques de l'ailleurs posent de nouvelles questions sur les stratégies spatiales de la gestion du proche et d u lointain et sur la multiplication de petits groupes identitaires. Elles interrogent sur le sens des discours énonciateurs qui sont repris par les médias, les pouvoirs et les agents économiques pour valoriser des lieux ou vendre des produits. Les territoires incertains du sport qui participent à la dynamique sportive de cette fin de siècle s'inscrivent dans le contexte plus large des territoires engendrés par le postmodernisme. Le sport, en s'imposant comme un élément de la culture contemporaine ouvert aux imaginaires des sociétés de tous les continents, amène chacun d'entre nous à être de plusieurs lieux et milieux à la fois et ouvre de larges perspectives à des analyses géographiques multiples.

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